Substance classée cancérogène probable par l’Organisation mondiale de la santé dès 1979, le chlordécone n’avait été interdit en France qu’en 1990 et trois ans plus tard aux Antilles, du fait de dérogations ministérielles accordées aux producteurs bananiers. Très persistante, la molécule a contaminé plus de 90 % de la population guadeloupéenne et martiniquaise, qui présente un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde.

D’aucuns, aux Antilles, redoutaient ce dénouement. La justice a rendu, lundi 2 janvier, une décision de non-lieu définitif dans le dossier pénal du chlordécone, clôturant dix-sept années de procédure. Sans surprise, les deux juges d’instruction du pôle santé publique du tribunal judiciaire de Paris ont suivi les réquisitions du parquet, rendues le 24 novembre 2022, dans cette affaire de contamination de milliers d’hectares de terres agricoles par cet insecticide à forte toxicité, qui avait été abondamment épandu dans les plantations bananières de la Guadeloupe et de la Martinique entre 1972 et 1993.

Depuis deux ans, les associations qui avaient déposé plainte en février 2006 pour « empoisonnement », « mise en danger de la vie d’autrui », « administration de substance nuisible » et « tromperie sur les risques inhérents à l’utilisation des marchandises » ont connu plusieurs déconvenues qui semblaient rendre cette issue toujours plus inéluctable. En effet, dès janvier 2021, les juges d’instruction informaient les plaignants d’une possible prescription du dossier. Puis, en mars 2022, les deux magistrates notifiaient les parties civiles de la fin de leurs investigations, sans mises en examen.

Aucun des quatre avocats des parties civiles, contactés par Le Monde, n’avait encore reçu l’ordonnance de non-lieu le 5 janvier, date à laquelle la décision des juges était révélée par l’Agence France-Presse. Dans ce document de plus de 300 pages, souligne l’AFP, les deux juges reconnaissent un « scandale sanitaire », sous la forme d’« une atteinte environnementale dont les conséquences humaines, économiques et sociales affectent et affecteront pour de longues années la vie quotidienne des habitants » de la Martinique et de la Guadeloupe.

Les magistrates prononcent néanmoins un non-lieu, évoquant la difficulté de « rapporter la preuve pénale des faits dénoncés », et soulignant également « l’état des connaissances techniques ou scientifiques » au moment où les faits ont été commis. Autant de facteurs qui concourent à l’impossibilité de « caractériser une infraction pénale ». Comme pour l’amiante, nombre de victimes, mais pas de coupable !

« C’est pitoyable que l’AFP et les journalistes aient été informés alors que l’ordonnance de non-lieu ne nous a pas été notifiée ! », s’indigne, à Fort-de-France, Louis Boutrin, avocat de l’association Pour une écologie urbaine. « C’est une instruction qui a été bâclée. Les juges d’instruction n’ont jamais mis les pieds sur le sol martiniquais ou sur le sol guadeloupéen. Nous sommes face à un véritable déni de justice », ajoute-t-il, employant une formule devenue récurrente, aux Antilles, à l’évocation de cette affaire.

Les plaignants affichent d’ores et déjà leur volonté de faire appel. « Si on n’a pas satisfaction, on ira en cassation, et ensuite devant la justice européenne », anticipe Harry Durimel, maire de Pointe-à-Pitre (écologiste) et rédacteur de la plainte initiale. « L’enquête a établi toutes les carences de l’Etat dans son devoir constitutionnel de préserver notre santé », martèle cet élu, qui craint une exacerbation de la défiance « entre les régions ultramarines et la métropole » en l’absence d’une « proclamation finale » de la culpabilité de l’Etat.

Source : www.lemonde.fr/ (06/01/2023)